Théorie des loix civiles

Author: Simon-Nicholas Henri Linguet

Language: French

Original publication: 1774 (second edition)

Release date: 4 November 2024

Credits: This ebook was produced for Theories of Value from images provided by Google Books Tome I, Tome II, Tome III. Proofreading and HTML markup by George Surmava

Transcriber's note

The first edition of the text was divided into five books. In the second edition the author united the first two books, but the last book is still entitled "book five", "Livre cinquieme". The correct number is used in the table of contents.

Table des chapitres

Livre premier.Des Loix & de la Justice en général: de leur origine & de leurs effets.

Chapitre premier.Pourquoi les loix sont nécessaires.

La nature crie dans tous les cœurs; elle montre à tous les yeux que les hommes naissent libres & parfaitement égaux. Elle leur donne à tous indistinctement des bras pour se défendre, des sens pour prévoir les dangers, ou pour découvrir leur nourriture, des mains pour la saisir, des organes pour perpétuer leur esресе.

Chaque individu jouit sans la dépendance d'un autre des secours nécessaires pour la conservation physique. Excepté l'enfance, où la tendresse des meres est obligée chez nous, comme chez les autres animaux, de suppléer à la foiblesse des petits, il n'y a point sur la terre d'être plus robuste, plus vivace, plus facile à nourrir, plus exactement libre que l'homme supposé dans son état primitif. Sa destinée dans cet état seroit de naître sans liens, de vivre sans remords, & de mourir sans effroi.

Il ne s'agit pas ici d'examiner s'il a bien ou mal fait d'en sortir, s'il auroit été le maître d'y rester, si l'on peut penser raisonnablement qu'il s'y soit jamais trouvé.

Il n'y est plus: il ne sauroit y rentrer. Les plaisirs, les besoins, les maladies, tous ces apanages funestes de la condition actuelle le retiennent dans la société de ses pareils, & le soumettent à toutes les especes de sujétions qu'elle produit. Il ne peut plus s'en écarter sans périr. Peut-être y trouve-t-il quelques ressources que sa situation présente lui rend nécessaires: mais il les paie bien par le sacrifice qu'il fait de son innocence & de la liberté.

Dès qu'il ouvre les yeux, on le lie à cette chaîne immense qu'on appelle société. On se hâre de l'y incorporer sous prétexte qu'il en doit un jour composer un des anneaux. On lui fait contracter des obligations qu'il ne peut encore ni connoître, ni pratiquer. C'est à ce prix qu'on lui assigne un rang sur la terre qu'il arrose déjà de ses larmes. Du fond de son berceau où il est garroté, ses premiers regards tombent sur des êtres semblables à lui, qui, tous chargés de fers, se félicitent de voir un compagnon prêt à partager leur esclavage.

Il est vrai que l'habitude change dans la suite cette opération forcée en un attachement volontaire. L'éducation vient étouffer la voix de la nature. Elle façonne le cœur & le maintien d'un enfant. Il s'accoutume à suivre sans répugnance des mouvements qui ne sont pas les siens, à se laisser emporter par une agitation générale à laquelle il n'a pas contribué.

Quand même à l'âge où la raison se développe il feroit avec amertume quelques réflexions sur ce qu'il a perdu; quant à l'aspect de cet appareil étranger qui ôte à l'homme police une partie de ses forces réelles, sous prétexte de lui assurer l'usage de celles des autres, il lui prendroit envie de fuir dans la solitude, pour y chercher l'innocence & la liberté qui s'y cachent, il verroit bientôt l'impossibilité de réaliser un tel projet.

Dès qu'il est seul, tour lui retrace sa foiblesse & sa misere. Il sent la nécessité de rester dans le troupeau, s'il ne veut être dévoré par les ennemis qui l'entourent. Inutilement diroit-il que les bergers mêmes, à qui la garde des brebis est confiée, sont quelquefois presque aussi redoutables pour elles que les loups dont ils doivent les défendre. Ce malheur est sans remède, & c'est en vain qu'il tâcherait de s'y soustraire.

Ses bras affoiblis, énervés par l'éducation, ne peuvent plus le garantir de la fureur des bêtes farouches. Ses mains amollies par les arts ne peuvent plus le porter au haut des arbres pour y aller chercher la subsistance que la nature lui a préparée. Son corps dégradé par l'usage de se vêtir est devenu sensible aux moindres injures de l'air. Le chaud le brûle, le froid le morfond, la pluie le pénetre, malgré les tissus artificiels donc il veut, en quelque sorte, se faire une nouvelle peau. En travaillant à écarter de lui la douleur, il s'est assuré mille moyens d'en ressentir l'impression. Il s'est mis absolument hors d'état d'y résister, & plus encore d'aller la braver.

Son ame n'a pas souffert une moindre altération. Il n'est plus capable de supporter la solitude, ni de s'y suffire lui-même. Il lui faut des appuis & des consolations. Il est de venu craintif & pusillanime. Au lieu de jouir du présent qui est à lui, il ne fait que le désespérer du passé qui ne lui appartient plus, & s'inquiéter de l'avenir dont il ne dispose pas encore. Les regrets le déchirent, la curiosité le tourmente. L'agitation qu'il éprouve le ramene auprès de ses semblables, par le moyen de qui il se flatte de la soulager.

Il communique ses craintes & ses espérances. Il attend des secours: il en demande. Malgré l'expérience cruelle & réitérée qu'il fait tous les jours de l'insensibilité des prétendus amis qu'il sollicite, je ne sais quelle, habitude aveugle l'enchaîne auprès d'eux. Il semble que la société lui devienne nécessaire en proportion des maux qu'elle lui cause. Il s'y attache à mesure que les raisons de la fuir deviennent plus pressantes; comme dans un bâtiment qui croule, les malheureux entraînés par la chûte, ferrent avec plus de force, en tombant, les débris mêmes qui vont les écraser.

D'ailleurs où seroit aujourd'hui sa retraite? En trouveroit-il une, quand il auroit assez de vigueur & de courage pour la desirer? L'avarice & la violence ont usurpé la terre. Elles sont convenues de n'en accorder la possession qu'à ceux qui auroient pris leur attache. Il n'y reste pas le moindre recoin pour servir d'asyle à quiconque ne sauroit produire de parentes de ces deux tyrans.

Dans nos pays policés, tous les éléments sont esclaves. Ils ont des maîtres de qui il faut acheter la permission d'en faire usage. Le champ le plus inculte dépend d'un despote qui peut faire un crime au voyageur d'oser y respirer l'air.

Voyez cette source qui se précipite, en murmurant, du haut d'une colline: c'est qu'elle cherche à s'échapper des mains du propriétaire qui la tyrannise. A qui croyez-vous que sont réservées ces herbes bienfaisantes dont la nature a tapissé le pied des forêts? A qui pensez-vous qu'appartiennent ces branches pourries dont le vent y a jonché la terre? Ne vous imaginez pas qu'elles soient abandonnées au besoin qui les convoite de loin avec des yeux baignés de larmes. L'opulence l'écarte avec insulte. Les tentatives qu'il hasarde pour éluder ses précautions, trouvent toujours des délateurs prêts à les dénoncer, & des vengeurs disposés à les punir.

C'est ainsi que toute la nature captive a cessé d'offrir à ses enfants des ressources faciles pour le soutien de leur vie. Il faut payer ses bienfaits par des fatigues assidues, & ses présents par des travaux opiniâtres. Le riche qui s'en est attribué la possession exclusive, ne consent qu'à ce prix à en remettre en commun la plus petite portion. Pour être admis à partager ses trésors, il faut s'employer à les augmenter.

Ses soupçons toujours dirigés contre le pauvre qu'il dépouille, lui font regarder l'indépendance comme un attentat, & la liberté comme une révolte. Il dit hautement que le droit de penser n'appartient qu'à lui. Il s'applique à écraser continuellement l'indigence, de peur qu'en se relevant elle ne soit tentée de faire de ses forces un autre usage que celui qu'il en exige. Il imite envers elle la politique des Egyptiens avec les enfants de Jacob. Il la surcharge de travaux, pour lui ôter même le temps de songer à son infortune.

Malheur à l'homme fier & robuste, qui dédaignant l'avilissement de la société, & consentant à ne rien tirer d'elle, iroit reprendre dans les lieux les plus sauvages l'ancienne dignité de son espece. Il y seroit bientôt poursuivi par ses semblables mêmes qui se font un jeu d'en aller massacrer les habitants. Son sort le plus doux feroit de se voir ramené comme une bête rare vers les villes qu'il auroit fuies, d'y être exposé en spectacle par l'avarice, & d'y servir de jouer à la curiosité.

Il faut donc renoncer à ces chimeres de liberté, d'indépendance. Il faut désormais conformer sa conduite aux principes des conventions civiles. Ce n'est plus que par elles qu'on peut conserver ses jouissances ou en acquérir. C'est une nécessité de se livrer à l'esprit d'intérêt, de se résoudre, par le plus pressant de tous les motifs, à combattre contre l'intérêt du reste des hommes animé par le même prinсіре.

De la naissent des projets opposés, des manœuvres secretes, des violences ouvertes. On ne sauroit entrer dans un chemin qu'on ne s'y sente pressé entre une foule de concurrents, qui tous travaillent à s'en écarter les uns les autres. Il en résulteroit bientôt des combats sanglants, si la politique ne venoit jeter entre les hommes la justice & les loix, comme on sépare deux essaims acharnés en leur lançant un peu d'eau & de poussiere.

Chapitre II.Des différents Systêmes imaginés sur l'origine des loix & de la société.

Les loix sont la défense intimée à tout individu de toucher à ce qui appartient à un autre, sans le consentement du premier possesseur. C'est ce qui constitue la propriété. La justice est tout à la fois l'opinion qui rend cette défense respectable, & le pouvoir par lequel quiconque oseroit céder à l'envie de l'enfreindre, seroit forcé de la respecter. Ce sont là les deux grands ressorts de l'ordre social.

On demande comment cet ordre a pu s'introduire dans le monde, comment des êtres nés indépendants & isolés ont pu, ou concevoir le projet d'assujettir leurs pareils, ou se prêter à une sujétion qui leur enlevoit l'usage de toutes leurs facultés. Je dois répondre avant tout à cette question. C'est dans la solution de cette espece d'énigme que l'on trouve l'origine des convencions, ou de l'état social qui seroit incompréhensible sans cela.

De tous les écrivains qui ont hasardé des écrits sur la politique, il n'y en a aucun qui n'ait rédigé son systême sur la formation primitive de la société. L'imagination s'est tout permis sur ce sujet, dont il ne reste pas de monuments capables de la captiver. Elle a peu consulté la raison qui, seule, auroit pu la guider avec quelque certitude: mais la raison semble ne présenter que des vérités tristes, & presque tous les hommes leur préferent des chimeres brillantes.

Les uns ont attribué l'origine de la société à la crainte, d'autres à l'ambition ; les uns l'ont vu naître de la violence, d'autres de la liberté: d'autres ont cru la voir sortir du seinmême de la nature, & se sont persuadés que les enfants avoient été les premiers individus assujettis. Le P. de Montesquieu lui donne l'amour & la timidité pour parents.

La premiere loi naturelle, suivant cet auteur, pour les hommes, c'est de trembler: la seconde, c'est d'être porté à se rapprocher par les marques d'une crainte réciproque: la troisieme, c'est le charme que les deux sexes s'inspirent par leur différence, & la priere qu'ils se font toujours l'un à l'autre. De ces trois prétendues loix naturelles, il n'y en a pas une qui ne soit au moins douteuse.

La poltronnerie n'est point naturelle à l'homme. Les relations des voyageurs ne sont pas suffisantes pour établir ainsi la dégradation de notre espece. L'exemple des hommes sauvages, découverts dans les pays éloignés, n'est pas convaincant parce qu'il n'est pas sûr. Celui d'un autre sauvage trouvé dans les forêts de Hanovre, & présenté à Georges I, dont M. le président de Montesquieu s'appuie, ne semble pas avoir beaucoup plus de force, quoiqu'il soit moins problématique.

Cet homme fuyoit; mais qui fuyoit-il? Des troupes de paysans qui abattoient à grand bruit les arbres de sa retraite, des chasseurs qui en troubloient le repos avec encore plus de fracas. Il fuyoit des hommes habillés, armés, dont il ne pouvoit distinguer les l'espece sous les vêtements qui les lui cachoient. Il fuyoit les cris que sa vue excitoit, les coups de fusil qui avoient peut-être frappé plus d'une fois son oreille, & qu'il avoit vu partir des mains de ces êtres bizarres, qu'il ne pouvoit reconnoître pour ses semblables.

Confondant comme les Houyms du docteur Suift, l'habillement avec la sele personne, il devoit leur croire la peau ou bleue ou jaune ou grise, La sienne érant blanche, il ne lui si étoit pas possible d'y trouver aucun ceshi rapport, non plus que dans toute la configuracion extérieure, avec celle de ces objets dont il évitoit la renconcre.

Mais hors de leur vue, dans une forêt tranquille, loin des cognées & des carabines, loin des hurlements des traqueurs & du tonnerre des cors-de-chasse, ce même homme devoit être dans la plus parfaite sécurité. Qu'auroit-il pu craindre, tant que ses yeux ne lui auroient offert que des êtres nus comme lui, & isolés comme lui? Loin qu'un homme pareil ne sentiroit que sa foiblesse, il est bien plus probable qu'il ne sentiroit que sa force. La crainte est encore moins naturelle que la hardiesse à qui ne connoît rien, & la curiosité est la premiere, & presque la seule passion de l'ignorance.

C'est la société qui dégrade nos corps & nos ames: c'est elle qui nous apprend à compter en toute occasion sur l'assistance d'autrui, à crier au secours quand on nous attaque, au lieu de nous défendre: c'est elle qui nous prive de nos ressources naturelles, & la timidité que nous cause la solitude, vient de l'habitude de n'être pas seuls.

Le singe inférieur à l'homme en tout sens, même pour les qualités corporelles, n'est point un animal timide. C'est l'amour de la liberté & non pas l'effroi qui le chasse dans les déserts. Il prouve assez quand il en sort, ou par la maniere dont il se conduit, quand il y reste, que s'il est susceptible de la frayeur, c'est lorsque la cause en est assez forte pour la justifier.

Il n'existeroit donc pour l'homme dans cet état, aucun motif de cette crainte habituelle qu'on lui impute. Mais quand le principe de M. de Montesquieu, à cet égard, seroit vrai, quand on supposeroit le cœur du sauvage resserré à chaque instant par la crainte, qu'en résulteroit-il? Que jamais il ne s'approchera de ses pareils, ou qu'à la moindre apparence d'un objet étranger, chacun s'éloignant de son côté avec la même vîtesse, tous resteront toujours à une distance, qui sera le plus invincible des obstacles à l'établissement de la société.

Les marques d'une crainte réciproque, ajoute M. de Montesquieu, les engageroient bientôt à s'approcher (a). Il est difficile de concevoir que de trembler tous deux soit un moyen pour se rassurer, & qu'un être timide se croie plus fort dans la compagnie d'un second qu'il voit effrayé comme lui. Il y a des sentiments qui rapprochent ceux qui les éprouvent: mais nécessairement la crainte écarte les uns des autres, tous les individus sur lesquels elle agit. Elle emporte l'idée de la foiblesse qui exclud celle de la protection; & cette derniere est pourtant seule capable d'unir des gens qui ont peur.

Et quant à la prétendue priere que se font toujours, suivant M. de Montesquieu, un mâle & une femelle, je ne fais si ce mot de priere exprime bien ce qu'il signifie ici. Je doute que les entreprises d'un sauvage robuste, & pressé de s'expliquer, soient précédées par des préliminaires bien humbles. Au reste, sans disputer sur les termes, je vois clairement dans son action, une raison pour motiver l'approche de la femelle & du mâle; mais j'en apperçois une encore plus forte, pour détruire toute association entre celui-ci & ses semblables.

La rivalité naît de la jouissance. Le fruit de cette prétendue troisieme loi naturelle seroit la ruine infaillible de la premiere. La crainte disparoîtroit aux cris de l'amour, & la paix seroit place aux combats. L'établisse ment de la société n'en seroit donc que plus reculé. L'homme enhardi par ses desirs n'en seroit pas plus sociable, que quand il étoit lié par son effroi. Ces deux états nous présentent bien des motifs d'éloignement & pas un de liaison.

Il est bien étonnant que des esprits éclairés se soient ainsi fatigués à aller chercher loin d'eux une explication que l'expérience journaliere leur fournissoit. Toute cause ressemble à ses effets, & quand on connoît ceux-ci il n'est pas difficile de remonter à celle-là. Pour savoir comment la société s'est formée, il ne falloit que réfléchir sur la maniere dont elle se soutient: pour deviner comment elle s'est établie, il n'étoit besoin que d'observer ce qui s'y passe.

Quel est le but de tous ses membres? c'est de multiplier leurs jouissances? Aux dépens de qui exécutent-ils le projet qui vit dans tous les cœurs? aux dépens des plus foibles ou des moins adroits? Ces possessions du plus fort & du plus habile ne s'accroissent que des portions qu'il enleve à ceux qui ont moins de vigueur ou d'industrie.

La violence, il est vrai, est bannie aujourd'hui de particuliers à particuliers; mais il n'y a point encore d'autre moyen d'augmentation d'empire à empire: les conquérants se disputent la propriété des hommes autant que celles des terres qu'ils cultivent: le guerrier hardi qui communément est pauvre, & par cela même intrépide, finit toujours par subjuguer le cultivateur opulent, ou le commerçant laborieux, qui sontmous & efféminés parce qu'ils ont des trésors à perdre. Voilà précisément ce qui est arrivé dès le commencement des siecles, & ce qui a produit la société.

(a) Esprit des loix, chap. ?

Chapitre III.De la véritable origine de la société.

Tous les monuments anciens, tant sacrés que profanes, nous montrent le genre humain divisé dès l'origine en deux portions. Nous trouvons toujours des pasteurs paisibles qui vivent de lait, ou des chasseurs violents qui se nourrissent de la chair & du fang.

Quelle qu'ait été l'époque de l'arc d'apprivoiser les troupeaux, il est sûr que ses premiers inventeurs ont dû songer à en recueillir le fruit exclusivement. Plus leur découverte étoit précieuse, plus il étoit naturel qu'ils voulussent en profiter seuls. Plus l'abondance qui suivoit ces familles industrieuses étoit douce, plus elles devoient se proposer de la concentrer autour d'elles.

Il leur étoit permis de regarder l'avarice comme une vertu, & les partages comme une perte. Chacune dut donc se séparer. Chacune alla s'établir dans les endroits les plus propres à l'exercice des nouveaux talents que l'expérience lui avoit procurés.

Les vallées fertilisées ordinairement par des rivieres ou des ruisseaux, couvertes d'herbes salutaires, dérobées à la vue par des montagnes, offroient un asyle commode pour ces êtres malheureux à qui un commencement de richesses rendoit déjà leurs pareils redoutables. Ils alloient y cacher leur inquiétude & leurs secrets. Les deux principaux sentiments dont ils devoient être affectés, étoient le plaisir de jouir de leur nouvelle aisance, & la crainte de la perdre. Ces deux-là en produisoient un troisieme, l'amour de la solitude, la répugnance à publier un bonheur que les témoins auroient pu être tentés de troubler.

L'amour - propre, développé en même temps que cette propriété incertaine, les rendoit, non pas encore ennemis des individus de leur espece, mais très - attentifs à ne pas laisser pénétrer les avantages dont ils jouissoient dans leur retraite. S'il se trouvoit parmi eux quelque apparence de société, elle n'existoit tout au plus qu'entre les enfants d'un même pere, avant qu'ils eussent eux-mêmes produit une génération nouvelle; & leur tranquillité ne fut pas d'assez longue durée, pour leur donner lieu de former une association plus étendue.

Tandis qu'un commencement de lumieres rendoit déjà une partie du genre humain malheureuse, & que le principe des sciences annonçoit en naissant les maux qu'il devoit produire par son développement: tandis que la crainte excluoit du monde les premiers propriétaires, qu'elle les obligeoit de renoncer au domaine universel, pour se renfermer dans de petites possessions bornées, & sujettes à mille accidents; loin d'eux se formoir insensiblement la société qu'ils redoutoient, & qui devoit bientôt s'accroître, s'affermir à leurs dépens. La liberté forgeoit leurs chaînes, & l'indépendance préparoit leur assujettissement.

Au milieu des plaines couvertes de bois, que les agriculteurs avoient abandonnées, sur le sommet des montagnes qui couvroient leurs habitations, se rassembloit une autre espece d'hommes, qui les considéroit avec des yeux jaloux. C'étoient les inventeurs de l'arc & de la fleche, des chasseurs accoutumés à vivre de sang, à se réunir par bandes, pour surprendre & terrasser plus aisément les bêtes dont ils se nourrissoient, & à se concerter pour en partager les dépouilles.

On sera surpris, je le sens, que j'ose représenter les pasteurs pacifiques, cherchant la solitude, & les chasseurs sanguinaires, aimant à se joindre avec leurs pareils, à se trouver plusieurs ensemble . C'est aller contre l'opinion commune: c'est choquer les idées reçues: mais ce n'est pas ma faute, si cette opinion, toute commune qu'elle est, est destituée de vraisemblance & de vérité. Qu'on jette les yeux sur la façon de vivre de ces deux divisions primitives du genre humain, on verra laquelle put plus aisément se passer de secours, laquelle eut plus de raisons pour aimer la retraite, & pour éviter la foule.

Le pasteur, quand une fois il a rassemblé un troupeau, suffit seul pour le conduire & le soigner. La nature lui fournit les paturages. Il n'a besoin que de les choisir & d'y mener ces provisions vivantes, qui, au lieu de le fuir, s'empressent de rechercher sa main. Il doit donc en être avare, du moment qu'il en a éprouvé l'utilité. Après être devenu laborieux par besoin, il deviendra économe par paresse. Il cachera son trésor avec plus de soin, que les écureuils & les hérissons ne dérobent à la vue leurs magasins, parce qu'il lui aura plus coûté. L'appréhension que des êtres mêmes de son espece ne viennent le partager avec lui, l'engagera à les fuir tous, comme des ennemis dont il se défie.

Le chasseur au contraire, s'il n'a pas d'assistance, manquera très-souvent sa proie. Il faut qu'il implore du secours pour s'en rendre maître. Quand elle est abattue, il ne sauroit songer à en éluder le partage. Les mains qui l'ont aidé, se paient par elles-mêmes de la peine qu'elles ont prise. D'ailleurs il fait qu'en pareil cas, il pourra jouir du même privilege, & que, s'il n'a aujourd'hui qu'une portion du butin qui vient d'être pris, il sera appellé à la distribution de celui qu'il aidera à faire prendre le lendemain.

Il ne voit donc dans ses associés que des compagnons utiles, tandis que l'agriculteur craindroit de trouver dans les siens des ravisseurs impitoyables. Celui-ci doit donc fuir ses pareils, & l'autre les rechercher. C'est ce qui se remarque même chez les animaux, dont une partie vit également de carnage, & l'autre des productions de la terre.

Ceux que nous appellons domestiques & sociables ne forment pourtant aucune sorte de société. Ils ne tirent de leur présence réciproque que l'agrément de n'être pas seuls. Il ne leur en revient aucun avantage réel. Ils ne cherchent pas à s'éviter, parce qu'ils n'ont rien à s'enlever: mais ils ne s'aident pas non plus. Tout ce qu'ils paroissent se proposer quand ils se mettent par troupes, c'est le plaisir stupide de composer une bande nombreuse.

Les renards, les loups, les chiens sauvages, au contraire, forment entre eux des especes de sociétés, dont tous les membres agissent pour l'intérêt général, quoique se conduisant chacun par la vue d'un intérêt particulier. Personne n'ignore avec quelle adresse ces animaux se concertent, pour faire tomber le gibier dans les embuscades qu'ils lui dressent. Une intelligence parfaite dirige leurs démarches, quand ils veulent s'assurer de la proie, & une fidélité exacte préside à sa distribution.

Cet exemple seul vaut une longue démonstration. Il doit rendre bien sensible le principe qui m'a fait avancer que la confédération primitive a eu lieu parmi les chasseurs, plutôt que parmi les autres hommes. Ce n'est ni la crainte, ni la réflexion qui l'ont produit ; c'est le besoin, c'est cet éclair de raison qui, dans le cour du vrai sauvage, avant que d'avoir été développé par la société, ne doit pas être supérieur à l'instinct des animaux, & en tiene la place.

Cette liaison n'étoit point durable. Elle n'emportoit ni reconnoissance, ni soumission. Elle n'imposoit que des devoirs momentanés. Pour la contracter, il n'avoit fallu ni engagements, ni conditions préliminaires. La faim en étoit la seule négociatrice. Tout homme qui se trouvoit de l'appétit, pouvoit la proposer, & quiconque, ayant l'estomac rempli, ne se sentoit pas de raison suffisante pour l'accepter, étoit le maître de s'y refuser. Ainsi jusque-là le genre humain restoit partagé en deux portions, l'une jalouse de son indépendance, l'autre peu curieuse d'attaquer celle des autres.

L'égalité étoit encore parfaite .Mais pour la détruire, il ne falloit qu'un hasard. Pour faire pencher la balance, il suffisoit d'une chasse malheureuse. La façon de vivre des uns les exposoit souvent à la disette: celle des autres les entretenoit dans l'abondance. Il étoit impossible que tôt ou tard cette différence n'occasionât un combat, & l'on en devine déjà les suites.

Une de ces meutes féroces que nous avons désignées sous le nom d'hommes chasseurs, passa, après une battue inutile, à la vue des troupeaux apprivoisés, qui environnoient une des familles dont nous venons de parler. Elle ne dut pas les appercevoir sans envie. La faim excitée par l'aspect des objets propres à la satisfaire, lui fit regarder cette séparation particuliere comme une infraction du droit naturel, ou, si l'on veut, comme une occasion dont il étoit bon de profiter.

Tous ceux qui la composoient fondirent sur ces troupeaux, que le propriétaire éperdu ne pouvoit pas même songer à défendre. Ils les massacrerent sans opposition, & les dévorerenc sans remords. Ainsi, par un exemple toujours renouvellé depuis, la richesse se trouva dès-lors trop foible contre l'indigence, & ceux qui possédoient tout furent dès le commencement dépouillés par ceux qui n'avoient rien.

Chapitre IV.Comment le développement de la Société a nécessité celui des loix.

Cette invasion fut le moment fatal à la tempérance des uns, & à la liberté des autres. Ces dépouilles sanglantes devinrent pour les ravisseurs le fruit funeste qui leur dessilla les yeux, & les fit rougir de leur ignorance. En contemplant le produit de l'injustice, ils se familiariserent avec elle. Le sang dont ils se rassasioient, eut pour eux la même vertu que celui de ce centaure qui empoisonna Hercule.

Il alluma dans leurs veines une soif que rien ne put éteindre; il y mit les passions en mouvement; il les développa, comme ces liqueurs ardentes, qui enflamment les matieres combustibles, sur lesquelles on les verse. De leur choc, de la fermentation qui en fut la suite, naquit une lumiere affreuse qui fit distinguer les charmes de la tyrannie à ces hommes grossiers qui ne la connoissoient point, & les éclaira sur les moyens de l'établir.

En dévorant leur proie, les levres & les mains encore teintes de sang, en portant à leur bouche ces entrailles palpitantes, ils vinrent à réfléchir sur l'agrément qu'il y auroit à trouver tous les jours une subsistance aussi commode. Ils comparoient les dangers & la fatigue de la chasse aux bêtes rusées ou cruelles, avec la facilité d'en saisir à chaque instant quel qu'une de celles qu'ils voyoient si douces & si apprivoisées. Ils en vinrent à se trouver malheureux dans leur état présent, & à desirer d'en sortir.

Cette idée auroit dû les conduire à apprendre eux-mêmes l'art dont ils sentoient l'utilité. Elle devoit les disposer à s'associer à des travaux donc les fruits leur paroissoient si doux. Mais l'ignorance & la paresse, naturelles à l'homme, ne leur permirent point d'en former le projet. Ils en imaginerent un beaucoup plus facile, & l'exécuterent.

Aprés avoir égorgé une partie du troupeau, ils trouverene plus simple de s'en approprier le reste. Pour s'épargner tout embarras, ils en laisserent la garde à celui dont l'industrie l'avoit créé. Ils le chargerent de continuer à le nourrir & à le faire multiplier, en lui annonçant seulement qu'ils s'en réservoient la propriété, & en lui permettant d'en tirer aussi sa nourriture, pourvu que sa part ne fît point de tort à la leur.

Ce malheureux enchaîné par l'amour de l'habitation qu'il avoit vụ naître, amolli par l'habitude d'une vie douce, effrayé par le nombre, intimidé par la vue des armes, se soumit à des conditions qu'il n'osoit refuser. De propriétaire il consentit à devenir fermier. Il crut ne pas tout perdre en conservant l'inspection & l'usage de ses troupeaux. Il se trouva moins à plaindre dans sa chûte, puisqu'il restoit encore au milieu des compagnons de son ancienne liberté.

Ce ne fut peut-être pas sans verser des larmes, qu'il les conduisit à la pâture les premiers jours qui suivirent son accident. Il ne put, sans doute, les contempler sans douleur, ni penser sans attendrissement qu'ils avoient changé de destination, comme lui d'état. Mais peu à peu l'habitude en durcit son cœur. La nécessité aiguillonna son industrie. Il s'accoutuma á recevoir des ordres sans répugnance; & ses progrès dans son art lui cacherent ceux de son assujettissement, ou l'en consolerent.

Ce fut ainsi que l'état de laboureur & de berger devint, même avant la seconde génération, un état de servitude. La plus ancienne de toutes les loix fut celle qui affermit la dépendance la plus humiliante. La premiere apparence de société qui se forma sur la terre, y fit voir le despotisme & la bassesse, des maîtres impérieux & un esclave tremblant.

Celui-ci eut bientôt des compagnons, comme on peut le croire. Ceux qui profitoient de son travail sentirent que, pour le rendre plus fructueux, il falloit lui donner des aides. Ils en chercherent dans les lieux semblables à celui où ils l'avoient trouvé lui même. Dorénavant, au lieu de se fatiguer à la chasse des bêtes sauvages, ils n'allerent plus qu'à celle des hommes qui savoient les apprivoiser. Ils en rassemblerent autant qu'ils le purent dans des lieux où il ne leur étoit pas facile de s'échapper.

Pour assurer mieux leur dégradation, ils leur interdirent l'usage des armes. Ils se chargerent de les défendre contre les insultes des animaux féroces. Imitant le chat-huant de la fable, qui nourrissoit dans un tronc d'arbre des souris estropiées pour les dévorer un jour, ces brigands avides veillerent à écarter tous les dangers des familles déshonorées & captives dont ils regardoient l'existence même comme leur bien.

Cette opération réitérée dans tous les endroits où il se trouvoir des créatures humaines, occasiona différentes peuplades, des colonies plus ou moins considérables, où le grand nombre continua d'être subordonné au petit, où la force se conserva le droit de dévorer le fruit des travaux de la foiblesse. De là naquirent, comme on voit, les véritables obligations de la societé, dont tous les devoirs peuvent se rapporter à deux points, commander & obéir.

Chapitre V.Esprit des premieres loix.

Jusque-la il n'avoit point fallu de loix dans le monde. Au moins il n'en avoit point fallu d'autres que celles qui s'observent, comme nous l'avons dit, entre les loups & les renards, quand ils sont parvenus à s'emparer en commun d'un mouton ou d'un lapin. Une convention tacite donnoit à chaque chasseur la part qui lui revenoit dans la prise. La poursuivre, l'atteindre, la déchirer, voilà à peu près à quoi se bornoient toutes les fonctions sociales, ce qui ne composoit pas un code fort étendu.

Mais quand les douceurs attachées à la propriété eurent fait faire des réflexions sur les moyens de la conserver, quand la défiance contre les nouveaux sujets eut rendu les despotes plus ingénieux & plus adroits, quand la premiere violence eut une fois donné une secousse à l'esprit humain, ses progrès furent aussi rapides que son engourdissement avoit été long. Chaque nouveau pas nécessitoit des lumieres, & les procuroit. Les hommes alloient de connoissance en connoissance, comme ces voyageurs qui, en avançant sur une montagne, voient l'horizon s'étendre & se reculer pour eux, à mesure qu'ils approchent du sommet.

Dans les premiers moments la propriété avoit pu rester commune sans danger. Mais en augmentant, elle devenoit onéreuse. On sentit bientôt la nécessité de la restreindre pour l'affermir. La quantité des rapports se multiplioit avec les possessions. La différence des goûts, celle des humeurs & des talents faisoit éclorre le principe de la division sur les branches mêmes de l'association. L'expérience faisoit sentir que la communauté n'est bonne que quand il s'agit de détruire; mais qu'elle devient pernicieuse, dès qu'il est question de conserver.

Ces esclaves, ces troupeaux qui composoient le domaine général, en continuant à appartenir à tout le monde, n'auroient appartenu à personne. Une dissipation entiere auroit été le fruit de cette espece d'abandon. Il étoit nécessaire de fixer à qui les uns devoient répondre, & par qui les autres seroient consommés, sans quoi l'acquisition alloit devenir plus funeste par les combats qu'elle ne pouvoit manquer d'occasioner, qu'avantageuse par les commodités qu'elle procuroit. Il fallut donc procéder aux partages, & cette opération en produisit une autre. Après avoir assigné à chacun sa part, il fallut lui en assurer la possession.

Parmi des hommes tous égaux, tous robustes, emportés, sanguinaires, accoutumés aux armes, il se seroit élevé des disputes perpétuelles & dangereuses. Il n'étoit pas possible que le hasard & l'intelligence n'eussent mis une grande inégalité dans les différents lots. Celui qui se seroit cru lésé, auroit voulu se faire justice. L'association formée pour s'emparer du butin, auroit été troublée par la difficulté d'en jouir; & l'on ne dut pas tarder à en voir des exemples.

Ces inconvénients frapperent les esprits les plus éclairés. Ils chercherent à y trouver un remede. C'étoit un art tout neuf qu'ils créoient. Mais comme c'est presque toujours la science qui égare, & que la vérité n'est jamais si facile à découvrir, que quand elle est éloignée des docteurs, ils virent sur le champ quelle route il falloit prendre.

Ils sentoient qu'une premiere violence étoit incontestablement nécessaire. Ils ne pouvoient pas la désavouer, puisqu'elle seule fondoit tous leurs droits. Mais ils voyoient aussi qu'il falloit en prévenir une seconde qui seroit retombée sur eux. Ils concevoient que l'usurpation primitive devoit être regardée comme un titre sacré: mais ils n'appercevoient pas moins clairement qu'il falloit proscrire toute usurpation nouvelle, qui auroit pu contredire l'ancienne, & la détruire.

Pour y réussir, ils proposerent de n'autoriser que les brigandages qui se feroient en commun, & de punir sévérement ceux qu'on oseroit se permettre en particulier. D'après leurs insinuations, on statua que la société auroit droit de tout prendre, mais que les membres se dessaisiroient de ce droit, dès qu'ils seroient seuls. On convint que chacun posséderoit tranquillement la part d'hommes, de troupeaux, & ensuite de terres qui lui seroit échue; & que quiconque tenteroit de la lui enlever, seroit déclaré ennemi public & poursuivi en cette qualité.

Chapitre VI. Justification de ce qui précede.

Ce systême si naturel, si simple, si c'est pourtant un systême, M. le P. de Montesquieu ne l'approuve pas; il lui reproche de manquer de raison. Suivant lui, c'est choquer le bon sens que de prêter d'abord aux hommes le desir de se subjuguer les uns les autres. Cette idée de l'empire & de la domination, dit-il, est si composée, & depend de tant d'autres idées, que ce ne seroit pas celle que les hommes auroient eue d'abord (a).

Ce n'est certainement pas celle qui a dû les frapper dès l'instant de leur existence. Leur premier soin a été sans doute de se pourvoir de nourriture; c'est le plus pressant de tous les besoins, & celui auquel tous les autres cedent (b). Mais le second a dû être de chercher à s'en pourvoir sans travail. Or ils n'ont pu y parvenir qu'en s'appropriant le fruit d'un travail étranger. Il est donc naturel qu'ils aient conspiré contre la liberté qui étoit un obstacle à leurs vues, dès qu'ils ont connu cet obstacle. Il est naturel qu'ils aient entrepris de la détruire, dès qu'ils ont cru pourvoir le faire sans risque, & que l'occasion leur en a été offerte par le hasard.

Les premiers conquérants n'ont pas eu dessein, sans doute, de se faire de puissants monarques. Ces hommes encore sauvages, nus, ou tout au plus à demi couverts de peaux de bêtes, ne se proposoient point de remplir la terre du bruit de leurs actions; ils n'ambitionnoient pas le droit de jouir, dans l'opulence & dans la mollesse, des adulations d'une foule de courtisans.

Ils ne songeoient qu'à mener une vie tranquille & sans inquiétude, à mettre, entr'eux & le besoin, un certain nombre d'hommes qui pût les garantir de ses atteintes. Ils ne se faisoient despotes que pour être impunément paresseux, & rois, que pour avoir de quoi vivre: ce qui retrécit & simplifie beaucoup, comme on voit, l'idée de la domination.

Si ce n'étoit pas celle-là qui se fût présentée d'abord, & si elle ne l'avoit pas fait de la façon que j'ai décrite, il seroit bien impossible qu'elle se fût présentée jamais. Si l'idée de la dépendance n'avoit pas été développée par le fait, avant que celle de la liberté fût connue par la réflexion; qui auroit pu se résoudre à cesser d'être libre?

Les animaux les plus domestiques ne sont pas, sans doute, sortis eux mêmes de leurs forêts; ils ne sont pas venus offrir à leurs maîtres leurs mamelles, leurs dos ou leurs toisons; & les supplier humblement d'en faire l'usage qui leur seroit le plus avantageux. C'est la violence & la surprise qui les ont arrachés de leurs asyles. Ce sont elles qui les ont relégués dans les prisons où notre avarice les enchaîne. L'homme essuie aujourd'hui à peu près le même sort: il a intérieurement le même amour pour l'indépendance. Peut-on croire qu'il n'en ait pas été privé par les même moyens?

Presque tous les écrivains, en appuyant le systême contraire, se prévalent du goût qui paroît naturel à l'homme pour la recherche de ses pareils. Ils disent que c'est une preuve évidente qu'il est fait pour la société: qui; mais pour une société libre, sans convention, sans autre motif que le besoin, sans autre lien que la volonté. Celle-là suffisoit aux vues de la nature. C'en étoit assez pour satisfaire le cœur humain.

Mais cette union qui légitime une propriété exclusive, cette confédération qui ne s'étend qu'au petit nombre, & dont le but est d'éterniser l'asservissement de la multitude, est elle naturelle? A t-elle pu jamais être volontaire? Elle a dû dès le commencement blesser les intérêts de quelqu'un, puisqu'elle prononçoit une exclusion. Dès qu'elle donnoit aux uns, elle restreignoit les prétentions des autres.

Elle n'a donc été formée qu'entre ceux qui participoient à ses avantages. Pour amener le reste des hommes à y accéder, il a fallu les y contraindre: ils y sont entrés comme faisant partie des biens qu' elle assuroit, & non comme membres de l'alliance. Ils étoient compris dans le domaine qu'on partageoit, & n'y pouvoient avoir de part.

Sans cette clef quimet à découvert les différents ressorts du pacte social, il est absolument impossible de rien comprendre à sa marche. L'idée de la servitude est bien moins naturelle encore que celle de la domination. L'une n'a pu éclorre qu'à la suite de l'autre. Il a fallu qu'il y eût des maîtres avant des esclaves. Les premiers n'ont pu devoir leurs droits qu'à la violence, & au hasard l'occasion de l'exercer.

Quand ils ont pensé eux-mêmes à retrancher par le moyen des loix une partie de leur liberté, c'est que s'étant emparés de celle d'un grand nombre d'autres hommes, ils en étoient accablés. Ils ont cherché à se soulager par ce retranchement, comme des voleurs après avoir dépouillé plusieurs passants de leurs habits, en jettent une partie dans le chemin, pour s'enfuir plus légérement avec le reste.

(a) Esprit des loix, liv. I.

(b) M. le président de Montesquieu n'en fait que la seconde loi naturelle; c'est évidemment la premiere, & le fondement de toutes les autres.

Chapitre VII. Nouvelle preuve de ce qui précede, tirée de la rigueur des anciennes loix.

Si l'on doutoit encore de l'origine que je donne aux loix, il seroit facile d'achever de se convaincre qu'elle est juste, en examinant les premieres ordonnances légales, dont l'histoire nous ait conservé le souvenir. On voit qu'elles sont toutes d'une sévérité effrayante. La mort étoit le seul châtiment qu'elles prononçassent. Elles n'admettoient point de distinction entre le crime & la foiblesse. Toutes les contraventions le payoienc de la vie.

On voit dans la Genese une femme veuve condamnée au feu par ses propres parents, pour être devenue grosse, après avoir essayé plusieurs fois inutilement d'obtenir un mari (a). Presque toutes les loix de Moïse menacent du dernier supplice. Personne n'ignore ce qu'on a dit de celles de Dracon, ce fameux législateur des Atheniens, à qui on reprochoit d'avoir écrit son code avec du sang. Les antiquités de toutes les nations présentent le même spectacle. On y voit les châtiments poussés jusqu'à la cruauté.

Il est clair que cette extrême rigueur n'a pu venir que de la grossiéreté des hommes qu’on avoit à conduire. Un cheval dressé se gouverne avec une baguette. L'éperon & la bride ne suffisent pas pour le faire obéir avant qu'il soit dompté. De même la société perfectionnée a mille expédients qui préviennent les fautes, ou qui servent de mesure, pour ne pas excéder la proportion quand on les punir. Mais chez les brigands vainqueurs dont nous avons parlé, la force étoit le seul moyen qu'on pût employer pour les réprimer, puisque c'étoit le seul dont ils connussent l'importance. Il les falloit épouvanter avant que de les éclairer.

Comment persuader aux complices de la premiere violence, que son succès même étoit une raison pour n'en plus commettre? Comment les convaincre tous qu'après avoir eu le droit de dépouiller un malheureux agriculteur, leur propre intérêt exigeoit qu'ils se défissent de ce droit auquel seul ils devoient leur aisance?

Quelques esprits éclairés, comme je l'ai dit, saisirent ces rapports délicats. Ils engagerent les autres à agir comme s'ils les concevoient. On fit en conséquence des réglements auxquels tout le monde se soumit, ou parut se soumettre. Ce fut alors que la jouissance étant établie, & la nécessité de fixer les possessions bien sensible au plus grand nombre, on élue quelques législateurs qu'on chargea du soin d'en chercher les moyens.

Ils n'en trouverent point d'autres, que des ordonnances ratifiées par le consentement général de ceux dont elles devoient être la regle; &, pour en assurer la solidité, on employa la terreur à la place de la persuasion. En attendant que tous les hommes sentissent l'utilité du frein qu'on leur donnoit, on prit le parti de les intimider, pour les empêcher de le rompre. La vie étant encore pour eux le plus précieux de tous les biens, ce fut d'abord le seul dont on crut devoir menacer de les priver.

Si les fondements de la société s'étoient trouvé posés par des pasteurs, il est clair qu'ils n'y auroient pas employé un ciment si redoutable. Ils en auroient assuré la solidité avec des liens plus flexibles; ils se feroient étudiés à l'affermir par des moyens moins rigoureux.

La façon de vivre qu'exige la nourriture des troupeaux, inspire de la douceur & de la bonté. Elle ne donne à ceux qui la suivent, qu'une grossiéreté apparente. Ils n'éblouissent point les autres hommes, mais ils les aiment & les servent avec affection. Ils paroissent déplacés au milieu du luxe des villes: mais on fait assez que ce n'est point dans leur enceinte qu'on apprend à devenir humain.

Il semble que les animaux soient nos véritables maîtres de morale. La théorie peut en être mieux développée dans les palais: c'est là qu'on en discute les principes avec éloquence; mais c'est dans le fond des campagnes qu'on les pratique. C'est dans les appartements dorés qu'on parle souvent du cœur pour faire briller son esprit: mais c'est auprès des étables qu'on se livre aux mouvements de l'un, sans prétendre à la réputation de l'autre: &, tandis que des raisonneurs délicats découpent, anatomisent élégamment les devoirs de l'homme & les vertus de l'humanité, ce sont des rustres lourds, presque stupides qui les mettent en usage.

En général les peuples pasteurs abhorrent le sang, jusqu'à ce que la guerre soit venue souiller leurs yeux, & endurcir leurs ames. Ils donnent dans l'excès de la mollesse, plutôt que dans celui de la dureté. De toutes les vertus donc ils ont l'habitude, une attention tendre & compatissante est celle qu'ils exercent avec plus de complaisance. Ils n'auroient donc pas établi des loix aveugles & sanguinaires. Ils ne se seroient pas assujettis à des regles impitoyables, dont ils n'auroient pas eu besoin.

Il a fallu pour les rendre nécessaires, que la douceur fût subjuguée par la barbarie. Alors la justice s'éleva sur la terre entre les bras de la rigueur. Elle fit briller un glaive étincelant pour arrêter des hommes féroces. Ils étoient accoutumés à faire couler le sang des animaux. Elle leur montra leur propre sang prêt à couler. Pour les empêcher de faire de leurs armes un usage arbitraire, elle leur fit voir un poignard tout prêt à les percer eux-mêmes. Par cet aspect terrible, elle procura du moins à la terre une apparence de tranquillité.

(a) Voyez la Genese, chap. 38, V. 24

Chapitre VIII. Effet des loix.

Depuis cette époque, l'homme, enchaîné par ses propres institutions, vécut enfermé sur la terre comme les troupeaux dans leurs étables. Il ne lui fut plus possible de faire de mouvements que ceux que les loix lui prescrivent. Il ne lui fut permis d'aller chercher sa pâture, que dans les prairies qu'elles lui assignerent. Il n'eut droit de sortir pour s'y rendre, que par la porte qu'elles se chargerent de lui indiquer.

Dès cet instant son existence cessa, pour ainsi dire, de lui appartenir. Ses bras, ses pensées, sa vie, tout fut resserré dans un dépôt commun, dont l'usage ne fut plus à la discrétion. Ses moindres démarches lui furent tracées.

Lorsque cédant à quelque mouvement naturel, il risquoit de blesser l'intérêt général devenu le seul sacré, le seul respectable, il se trouva dans l'impuissance de faire sa volonté. Il se sentit même forcé de suivre une impulsion contraire, comme un malade perclus de ses membres, que le chirurgien retourne malgré ses efforts, & place dans la situation la plus commode pour le panser.

Sans cette manœuvre, il est clair que jamais aucune association n'auroit pu subsister entre les hommes. Les vues particulieres choquant toujours, ou le plus souvent les vues générales; chacun par le droit naturel étant autorisé à ne penser qu'à soi, à sacrifier à son bien-être celui des autres; la force étant la seule raison suffisante pour appuyer les demandes, & la foiblesse la seule incapable de justifier des refus, une guerre éternelle, ou une entiere indifférence auroit été le partage du genre humain.

Voilà les deux inconvénients que les législateurs ont craints, & dont leurs institutions sont en partie le remede. Elles restreignent, elles anéantissent pour chaque particulier le domaine sans bornes que la naissance lui donne. Elles le réduisent à ne jouir que dans autrui. Elles le forcent à marcher dépendamment de ses voisins. Elles ôtent à ses projets, à ses desirs une liberté qui deviendroit abusive: & c'est par là qu'elles entretiennent le mouvement de cette machine compliquée qu'on appelle société.

Dans l'état où elles en mettent les membres, ils ne sauroient se passer de leur secours. S'ils vivoient tous séparés, il ne leur en faudroit point: s'ils étoient tous pauvres, même en vivant ensemble, il leur en faudroit peu. S'ils écoient tous riches, il en faudroit davantage, mais moins que dans la position singuliere où les placent respectivement l'inégalité des passions, & des talents, celle de la richesse & de l'indigence.

C'est sur-tout cette inégalité dont les loix cherchent à balancer les effets, à adoucir les dangers. Elles ne peuvent la faire disparoître. Au contraire même il est de leur essence de l'affermir. Elles sont destinées sur-tout à assurer les propriétés. Or comme on peut enlever beaucoup plus à celui qui a, qu'à celui qui n'a pas, elles sont évidemment une sauve-garde accordée au riche contre le pauvre.

C'est une chose dure à penser, & pourtant bien démontrée, qu'elles sont, en quelque sorte, une conspiration contre la plus nombreuse partie du genre humain. C'est contre ceux qui ont le plus grand besoin de leur appui, que sont dirigés leurs plus grands efforts. C'est l'opulence qui les dicte, & c'est elle aussi qui en retire les principaux avantages. Ce sont des forteresses établies en sa faveur au milieu d'un pays ennemi, où il n'y a qu'elle qui ait des dangers à craindre.

La justice est le desir perpétuel & constant de rendre à chacun ce qui lui appartient: Justitia est perpetua do constans voluntas jus suum cuique tribuendi (a), disent les jurisconsultes; mais le pauvre n'a à lui que son indigence. Les loix ne peuvent donc pas lui conserver autre chose. Elles tendent à mettre l'homme qui possede du superflu, à couvert des attaques de celui qui n'a pas le nécessaire. C'est là leur véritable esprit; & si c'est un inconvénient, il est inséparable de leur existence.

Les codes les plus étendus se réduisent donc au développement de cet unique principe, qu'on doit pour le bien général déroger au droit naturel qui rendoit toutes les possessions communes, & se conformer au droit civil qui les particularisoit toutes.

(a) Ulpien cité dans le digeste, liv. I, tit. I

Chapitre IX. Du droit naturel. Que le véritable droit naturel ne peut pas exister avec la Société. Ce que c'est que celui à qui l'on donne ce nom. Division de cet ouvrage.

On se permet encore au milieu de nos conventions sociales, de reparler de ce droit naturel. On le trouve souvent rappellé dans les livres savants de nos jurisconsultes. Mais il est évident que l'espece de droit qu'on veut bien honorer de ce beau nom, n'est point celui qui le mérite. Le prétendu droit naturel qui subsiste parmi nous, est une production factice, absolument étrangere à la nature, & due tout entiere à l'art qui lui a donné la naissance.

Il n'existe pas le moindre vestige du premier dans la société. Il est même incompatible avec elle, & l'un emporte nécessairement la destruction de l'autre. L'essence du droit naturel est une liberté indéfinie. Celle du droit social est la privation entiere de cette premiere liberté. S'il en subsistoit encore la moindre partie après la formation des sociétés, quel pouvoir auroient les loix sur cette partie qui ne leur seroit point soumise? L'état de la nature n'admet ni juges, ni prohibitions, ni propriétés: si l'indépendance qui le constitue se soutenoit relativement à quel qu'un de ces objets, comment s'y prendroit-on pour prouver la validité des ordonnances qui concernent tous les autres?

Leur but est d'empêcher que personne ne puisse se soustraire à leur autorité. Elles travaillent à soumettre tous les hommes, de quelque état qu'ils soient, dans quelque occasion que ce soit. Il faut donc qu'elles leur ôtent, sans exception, l'usage de leur volonté. Il faut qu'elles les dépouillent de toute espece de droit qui contrediroit celui qu'elles établissent, qu'elles ne leur laissent aucune issue pour se dérober à l'assujettissement où elles les réduisent.

Si une prison a vingt portes, il ne suffit pas d'en fermer, d'en cadenasser exactement dix-neuf, puis que tous les prisonniers se sauveront par la vingtieme qui resteroit seule ouverte. De même, si la société ou les loix ne s'emparoient d'abord entiérement de toutes les facultés de l'homme, si elles n'anéantissoient sans retour cette indépendance originelle qu'il a reçue de la nature, ce seroit bien en vain qu'on lui intimeroit des ordres; il resteroit toujours le maître de les éluder, en vertu de cette portion de libre arbitre politique, où nous supposons qu'il se seroit maintenu.

Aussi la premiere opération de la société est-elle de l'en priver sans ressource. Quoi qu'en disent les jurisconsultes, leurs traités du droit naturel sont tous des traités de servitude. Ce sont les épitaphes de ce droit, & la terre entiere est son tombeau. Il n'y a pas de lieu dans le monde, où l'on ne pût dire en parlant de lui, hic jacet.

A ce droit ainsi effacé, les institutions sociales en substituent un autre à qui elles font porter le même nom, quoique l'effet en soit directement opposé. Elles commencent par supprimer toutes les sortes de pouvoirs qui leur sont antérieurs: elles n'en souffrent point parmi les hommes qui ne dérivent d'elles. Elles agissent précisément comme ces conquérants qui, en entrant dans une place, cassent les provisions de tous les officiers qu'ils y trouvent, & leur en rendent de nouvelles en leur nom, s'ils jugent à propos de les conserver.

Celles que les hommes reçoivent aujourd'hui de la société, celles qui les maintiennent dans les prérogatives de leur espece, peuvent toutes se réduire au droit de propriété; c'est celui qu'on est convenu de nommer droit naturel, qui n'est véritablement cependant que le droit civil.

C'est le titre qui rend les possessions exclusives. C'est la loi qui divise le monde en une infinité de petits domaines, & qui donne pour bornes à chacun en particulier, tous ceux qui l'entourent. Elle devient en effet naturelle en quelque maniere, c'est-à-dire, inséparable de l'état où l'homme se trouve aujourd'hui: elle est nécessairement attacheé à sa position actuelle.

Ce principe ainsi naturalisé sur la terre, est devenu la tige de toutes les institutions humaines. C'est à lui que se rapportent tous les réglements révérés & pratiqués dans la société: il s'applique sans exception à toutes les époques de la vie civile & politique, même à celles qui en paroissent les plus éloignées. Il dirige également la jeunesse, la caducité, tant des hommes que des états. Il en embrasse la naissance & la mort; enfin il est l'objet & le fondement de toutes les especes de législations.

Maintenant nous allons considérer ces ravisseurs devenus les seuls objets dignes de nos regards, les seuls êtres pour ainsi dire existants par eux-mêmes, sous crois points de vue différents.

Nous les suivrons, I°. dans leur relation impérieuse avec un sexe que la nature avoit pu destiner à l'égalité, mais que la politique livroit nécessairement à la dépendance.

2°. Nous apprécierons leur autorité sur les fruits que produisoient ces unions: nous verrons comment les enfants achetoient par une longue dépendance le droit de recueillir la succession de leurs auteurs, comment ils furent réduits à faire longtemps partie de la propriété paternelle, avant que d'en jouir eux-mêmes.

3°. Nous passerons à l'administration intérieure des ménages: nous examinerons à quel titre des étrangers furent appellés pour y remplir les offices les plus laborieux, & comment les fatigues de toute leur vie furent compensées par la certitude de la subsistance qu'on leur assura.

Voilà les trois principaux objets de la législation privée, du droit civil, & desquels dérivent peut-être tous les autres. Un empire ne peut être florissant, & les citoyens heureux, qu'autant que le pouvoir des maris sur leurs femmes, des peres sur leurs enfants, des maîtres sur leurs esclaves est absolu, & fait de chaque famille un petit empire, de la soumission duquel le chef répond à celui de l'état. Un gouvernement ne peut tendre à sa perfection, qu'en raison de ce qu'il s'approche de ces principes; il se dégrade en proportion de ce qu'il s'en éloigne.

Développons-les donc. Faisons voir combien ils font intimement liés avec l'établissement même de la société, & que toutes les prétendues réformes qu'on a osé se permettre depuis, n'ont fait que les corrompre.

Dans un autre ouvrage qui sera le complément de celui-ci, je tâcherai un jour de suivre ces despotes privés, chacun dans leur correspondance avec leurs voisins. J'examinerai comment le besoin donna lieu entr'eux, à des traités, nommés, depuis, contrats, ventes, échanges, emprunts. Je démontrerai comment la liberté se trouva bientôt encore à charge ici pour eux, & troubloit les jouissances depuis qu'elles étoient fixes, comme elle les avoit inquiétés au moment où elles s'établissoient, de la naissance d'une autorité publique, qui soumettant toutes les familles & pesant sur toutes les volontés, montroit à chaque usurpateur des propriétés convenues, un vengeur puissant & armé, prêt à secourir le foible. Enfin, j'expliquerai comment la religion appellée au secours de la politique vient mettre le comble à l'édifice social, & achever de le rendre inébranlable.

J'ose me flatter qu'alors tout lecteur de bonne foi conviendra qu'il n'y a point d'autre secret en politique, pour assurer le repos des hommes, que l'unité de pouvoir en tout sens, & la réunion de ce pouvoir unique dans une seule main depuis la premiere qui régit l'état entier jusqu'aux derniers, dont l'influence est bornée par l'enceinte de la famille.

Fin du tome premier.